Mauvais Sang / Má Raça - Léos Carax

Mauvais Sang revient pour ses trente ans dans une version restaurée de toute beauté, comme pour mieux clamer à nouveau sa maestria. Chef d’œuvre intemporel.
Si Mauvais Sang, de manière encore plus tangible avec sa version restaurée de 2016, traverse les décennies avec une telle aisance, c’est parce que pas un de ses plans n’oublient l’inventivité permanente des pionniers du muet, osent se remettre en question à chaque instant. Quelque part entre les fulgurances de Murnau, les premiers films de Hitchcock ou de Griffith et Chaplin - on notera un joli hommage à Limelight dans la réminiscence d’Alex enfant - Leos Carax tisse une œuvre postmoderne d’une densité ahurissante. Où chaque prise de vue possède le poids de l’histoire, ressuscite l’art des géants comme pour empêcher qu’ils ne soient oubliés à jamais - en cela, une magie semble opérer. À cela s’ajoute un sérieux penchant pour la littérature : outre le titre "Mauvais Sang" emprunté au poème de Rimbaud dans "Une Saison en Enfer", les monologues s’en remettent pour beaucoup à Louis Ferdinand Céline - dont une rue fictive porte même le nom à l’écran - et à Lautréamont. Tout le dispositif de Mauvais Sang semble d’ailleurs conçu par et pour ces fameuses tirades d’une profondeur inouïe. "La nuit dernière, j’étais avec Lise dans un pays étranger. Étrange, au milieu d’un grand dortoir très obscur, avec des centaines de lits, et un corps dans chaque lit. On avançait lentement. Souvent, nos genoux cognaient contre des sommiers. Je t’ai vue assoupie dans un lit. Je me suis allongé à côté de toi. T’as eu l’air surpris, mais quand t’as vu que Lise debout nous regardait, t’es devenue très douce avec moi. Ta poitrine a gonflé dans ma main. Les lèvres de ton ventre ont aspiré mon engin. Nos visages se touchaient presque, on se voyaient que les yeux. Les lèvres de ton visage se sont approchées de mon oreille et elles ont chuchoté : si tu vois apparaître une petite lune jaune dans chacun de mes yeux, c’est que je vais jouir. J’ai fixé tes yeux. Au bout d’un court moment, j’ai vu apparaître deux petites lunes jaunes. Et je me suis réveillé." De tels instants d’apesanteur, captée par une caméra doucereuse embrassant les corps de Denis Lavant et Juliette Binoche avec un amour inconditionnel, sont bien rares au cinéma. Pas un hasard si le film de Carax a suscité des vocations chez Wong Kar Waï et Harmony Korine.

1986

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